Le (pas) joli mois de mai?

 



Mardi 6 mai, à l’université de Fribourg, se tenait une conférence événement organisée par la Badische Zeitung (le quotidien de Fribourg). Le sujet en était un livre, intitulé Unser Kampf, écrit par un célèbre intellectuel allemand, que sans doute tu ne connais pas, et qui se nomme Aly Götz. Le thème en était la révolte de 1968 en Allemagne, et plus précisément ses liens ou correspondances avec le nazisme. (C’est pour ça que le livre s’intitule Unser Kampf, en référence à Mein Kampf, il faut donc tout t’expliquer cher lecteur…).

Mon charmant colocataire Steffen – t’ai-je déjà signalé qu’il était très cultivé, cher lecteur ? – nous ayant trouvé des places, nous nous retrouvâmes donc dans un amphithéâtre surchargé de la faculté. Il faut dire cher lecteur, que comme en France, le sujet est brûlant à l’occasion du quarantième anniversaire. Il faut dire aussi, que ce livre a suscité par son propos une polémique en Allemagne, tu vas voir pourquoi. Et pour couronner le tout, il faut dire que l’auteur lui-même était là en personne pour défendre sa thèse. En face de lui, on avait invité un sociologue de l’université de Fribourg, lui aussi assez connu semble-t-il, qui avait la charge de le critiquer. Une sorte de match intellectuel en quelque sorte, entre deux égos démesurés selon les dires de Steffen, qui s’annonçait donc passionnant.

Surpris moi-même de tout ce que j’ai compris d’échanges de haut vol dans un allemand rigoureux, je me vois en mesure de t’en faire un bref résumé. Bien sûr, je n’ai pas autant vibré que la salle aux piques humoristiques échangées, surtout de la part du sociologue et je vais sans doute trahir ou du moins ne pas rendre assez hommage à certaines idées, mais tu verras l’essentiel, qui n’est pas inintéressant.

 

La thèse de Götz, c’est que les révoltés de 1968 sont les enfants des jeunes révoltés de 1933, autrement dit les nazis, et ce au sens propre comme au sens figuré. Il suffit de songer que les enfants nés entre 33 et 45 avaient en 1968 entre la vingtaine et la trentaine… A la fin de la guerre, il apparaît clair que la génération qui a participé au national-socialisme ne peut être un modèle pour ses enfants, qui se retrouvent désorientés dans une société d’après-guerre traumatisée et encore violente pendant les années 50 (les séquelles du totalitarisme selon Götz). 

Pour Götz, si les mouvements de révolte de 1968 ont été plus violents en Allemagne qu’ailleurs, et plus particulièrement à Berlin-ouest, cela a à voir avec cette désorientation, ce manque de repères générationnels et un fort sentiment de culpabilité qui travaille la société. Il y voit ainsi une tentative d’évacuer cette culpabilité, de la décharger, par exemple sur l’impérialisme américain, voire israélien. Il souligne ainsi que le mouvement naît (comme ailleurs) de la protestation contre la guerre du Viêt-Nam et qu’il traitera aussi de la question palestinienne (comme un nouveau Viêt-Nam justement). Il souligne aussi, que dans la littérature de la gauche radicale de ces années là, on trouve énormément de livres et d’articles sur la politique raciale des Etats-Unis, mais très peu sur la question du national-socialisme par exemple.  

Mais il va encore plus loin, en soulignant des liens de parenté idéologique entre les mouvements radicaux de 68 et ceux des années 30. Il y voit la même critique de la modernité, de la froideur du monde industriel, le même antiparlementarisme (un des plus importants mouvements étudiants se nomment l’"Opposition Extra-parlementaire"…), et la même tendance à la brutalité et à la violence dans un contexte de radicalisation des clivages politiques. Marcuse par exemple, dont les idées influencent alors fortement les étudiants, a été lui-même le disciple d’Heidegger, et on peut retrouver des liens dans leurs pensées. Ici, le niveau de la conférence me dépasse, on cite des philosophes allemands, et même Steffen doit être ultra-concentré pour saisir le fil des extraits cités.

Cette idée que le mouvement de 68 a des aspects totalitaires issus de l’expérience de la guerre, Götz en veut aussi pour preuve que selon lui, la révolte a été plus longue et plus violente dans les pays de l’Axe que chez les démocraties des Alliés. Ainsi plus en Allemagne et au Japon, que par exemple en France, aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Il évacue le contre-exemple de l’Autriche et de la RDA où il n’y a pas eu de mouvement contestataire en soulignant que dans ces deux pays une autre idéologie avait évacuée la question de la guerre. En Autriche, le mythe de « nous étions les premières victimes du nazisme » qui nie la responsabilité, en RDA bien sûr l’idéologie communiste.

Il cite également des sondages des années 60 où les Allemands affirmaient pour 50% d’entre eux que le national-socialisme était dans le fond une bonne idée mais qu’elle avait été mal appliquée, ou encore 50% qui affirmaient vouloir être dirigés par un seul parti politique !

 

Voici à présent que le sociologue intervient. Pour lui, le livre de Götz s’inscrit dans le genre de la littérature renégate. T’ai-je signalé cher lecteur que ce M. Götz avait participé au mouvement de 68, et qu’à présent donc il en rejetait l’héritage, et que le livre s’inscrit dans une perspective autobiographique ? C’est à la fois un compliment et peut-être une critique. Un compliment car cette perspective autobiographique semble apporter du plaisir à la lecture, et les premières feuilles, satire sociale des vétérans de 68 à présent rangés et même participant à la société de marché dans les médias, la publicité voire la politique, sont assez délicieuses. Pour lui, cette perspective donne du corps à l’histoire (la grande). C’est aussi une critique, car du coup il semble minorer la portée historique de l’ouvrage. Certes, Götz a le mérite de placer 68 dans l’histoire longue du XXème siècle, ce qui semble bien une nouveauté historiographique. Certes il emploie de nouvelles sources officielles, sorties récemment du secret. (On pourrait croire que quand un historien traite d’un tel sujet, il croule sous les sources. Götz souligne au contraire que beaucoup sont restées secrètes pendant longtemps et que celles des organisations radicales ont même été souvent détruites par eux-mêmes : il s’agissait de protéger la respectabilité et la carrière, parfois politique, de leurs anciens membres…)

Mais pour le sociologue, Götz s’attache un peu trop dogmatiquement à la question des générations. (La salle applaudit). Traiter ainsi d’un mouvement très différent selon ses acteurs sous le simple angle de la génération (le rapport à ses prédécesseurs etc.…) lui semble un peu trop facile. Comme lui semble un peu trop facile la polémique dont a fait l’objet le livre. Il suffit, dit-il, que l’on traite du national-socialisme avec un regard différent pour qu’une trainée médiatique traverse le pays et alimente des scandales qui n’ont pas lieu d’être. (Le titre du livre, cher lecteur, n’est pas étranger à cet aspect communiquant…)

Les échanges se poursuivent encore, de plus en plus fins donc de plus en plus délicats. On discute de la présence palpable ou non du national-socialisme dans la société d’après-guerre. On évoque le fait que beaucoup s’interrogeaient sur la stabilité de la nouvelle RFA, et qu’on se demandait si Bonn n’était pas un nouveau Weimar. On se dit que d’autres mouvements de jeunesse dans l’histoire pourrait répondre aux mêmes caractéristiques sans toutefois en faire forcément des mouvements totalitaires (exemple les jeunes romantiques…).

 

Finalement, la question reste posée : 68 était-il un mouvement totalitaire ou au contraire un mouvement de sortie du temps des totalitarismes ? Sûrement un peu des deux selon le sociologue, plus modéré que Götz, et qui reçoit plus les faveurs du public (mais il joue à domicile).

La conférence se termine par deux interventions du public qui font remonter la tension d’un cran. C’est justement pour éviter ce genre d’interventions bruyantes que la conférence a pris la forme d’un débat entre deux conférenciers et sans intervention de l’assistance, dit le modérateur de la soirée. Quelques personnes quittent alors théâtralement l’amphithéâtre.

Ce sont bien entendu des personnes très politisées qui interviennent. Le premier, dont l’intervention dure plus de quatre minutes, traite les étudiants de Fribourg (et d’Allemagne) de petits bourgeois, cite Marx, est plutôt offensif. Je ne saisis pas bien le fond de sa demande, qui est évacuée semble-t-il avec tact par le sociologue. La deuxième, plus posée, est plus compréhensible, tout en étant assez féroce. Il s’agit de souligner que nous sommes dans un contexte de liquidation de l’héritage de 1968 (tu l’as bien vu dans les idées de l’ouvrage cher lecteur, tu le vois aussi dans les propos de notre cher président et dans certains débats médiatiques en France, comme quoi la tendance semble être internationale…). Pourtant, dit-elle, nous ne sommes pas à la fin de l’histoire, et beaucoup des questions soulevées alors par les mouvements étudiants restent d’actualité. Elle dit que c’est dommage de faire un débat historique où on ne parle pas du présent, parce que l’histoire ça sert justement à éclairer ce présent. Elle est applaudie chaleureusement par l’assistance.

Le sociologue termine en lui donnant espoir. Une des différences par exemple entre les mouvements étudiants de 68 et les mouvements actuels altermondialistes (comme ceux dont elle semble faire partie), c’est le nombre des adhérents, bien plus élevé aujourd’hui au niveau mondial. L’histoire n’est donc pas finie.

Le sociologue dit tout ça en des termes universitaires très policés, mais il aurait pu aussi bien dire « Ne perds pas espoir camarade ! Un autre monde est possible ! »...

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